Souffrance. Le monde se nommait souffrance. Tout autour de lui.
Partout.
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Une femme pleure. Elle crie. De bonheur ou de douleur, il ne le sait pas vraiment. Du bas de son ventre, l’Elfe croit voir une tête dépasser, alors que plusieurs personnes s'affairent autour d'elle. Qui est-elle ? Il n’en sait rien. Pourtant, son visage lui semble si familier… mais tout vas trop vite, et avant même qu’il ne parvienne à reconnaître ses trais, la scène a disparu dans un tourbillon de bleu.
Voilà un enfant qui court à présent, poursuivi par bien d’autres. Dans leur petites mains, ils transportent de la nourriture. Ils vont donner ce qu'ont préparées les femmes aux hommes, avant de les regarder toute la journée pour apprendre comment travailler la terre.
Non loin pourtant, il aperçoit un petit, solitaire, resté assis sous un arbre. Cet enfant, étrangement, lui ressemble beaucoup. Il lit.
Tranquillement.
Peu de temps passe avant qu'une adulte débarque. Pourtant magnifique, ses cheveux ont la texture de la paille et sa peau est grisée par la saleté. Ses traits sont vieillis par le passage du temps. Ils lui donnent un air de souillon. Peut-être est-ce sa mère ? Elle s’approche du garçon et lui arrache le livre des mains violemment. Il croit l’entendre le réprimander.
Lecture. Perte de temps. Bientôt…
La mort.
La solitude.
La scène s’efface alors lentement, emportée par un torrent à la composition étrange qui entoure le jeune homme, le submerge.
À présent, ce n’est plus un inconnu qui se dresse devant lui. Il se retrouve en face de lui-même. Ou plutôt, en dessous.
Il est en haut d’un arbre. Il se cache. Il observe. Rêveur.
Il se souvient. C’était il n’y a pas si longtemps que cela… un mois ? Peut-être deux… et pourtant, cela lui semble être une éternité.
Il se souvient… scruter l’horizon aussi loin que le pouvaient ses yeux, espérant trouver quelque chose qui le puisse le sortir du quotidien monotone de sa vie. Quelque chose.
N’importe quoi.
Il se souvient ; rêvant de terres lointaines, d’aventures incroyables, de savoirs immémoriaux… espérant pouvoir profiter de la vie comme un être humain.
Et non agir tel un automate.
Un autre passage se superpose progressivement au second. Il est dans les champs à présent. Sa pioche gratte la terre, brise le roc. Autour de lui, d’autres travaillent, transportent, suent. Chacun à un rythme régulier, quasi-mécanique. Tous adoptent la même méthode, la meilleure méthode, pour planter les graines et les cultiver, pour les mettre en terre également. Ils l'ont appris, cette méthode. Dans un livre.
Un des seuls qu'ils auront eut l'occasion de lire de toute leur vie.
L'elfe, lui, se remémore encore ces quelques pensées… Les livres du passé regorgeaient de tant de savoirs qui lui apparaissaient inatteignables ! Parce qu’il ne lui restait pas assez de temps…
Le temps…
Sur Solduinn, tout revenait au temps. On n’avait pas assez de temps pour s’instruire, pas assez pour voyager, pas assez pour commercer, pas assez pour s’amuser.
… pas assez de temps pour vivre, tout simplement.
Soudain, sa vision se brouilla en un éclair bleuté. Plus rien ne lui fut visible. Il lui sembla se noyer, ses poumons poussèrent à l’unisson une complainte brûlante. Il se débattit, tenta de nager contre le courant ; mais rien n'y fit. À bout de force, il se laissa alors emporter…
Pour émerger.
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En face de lui se trouvait un corps. Il était seul dans la pénombre de la petite cahute. La nuit était tombée, et seules quelques bougies éclairaient encore la pièce. Le visage de la femme – car il s’agissait bien d’une femme, semblait rayonner de tranquillité, presque d’une manière irréelle dans cette obscurité. Quelque chose tacha la chemise du jeune homme, obscurcissant le blanc du lin. Il porta une main tremblante à son visage, fit glisser ses doigts fins le long de sa joue.
Il pleurait.
Alors il reprit ses esprits, et reconnu le corps. Ces cheveux abîmés, ce visage sali par la terre et désormais sillonné par les rides de l’âge. Ces mains calleuses, mais qui lui semblaient pourtant si douces… quelque chose tilta dans sa tête.
Il comprit alors ce qui se passait.
Il comprit que, emporté par le temps, il s’agissait bien de sa mère allongée paisiblement sur ce lit.
Il comprit que, bientôt, ce serait à son tour de s’allonger ainsi.
Enfin, il comprit. Qu’il ne le voulait pas, qu’il ne l’a jamais voulu.
Qu’il voulait encore vivre, apprendre d’avantage que ce qu’il avait appris dans les livres, découvrir d’autres terres que celles de son village, se libérer de ce destin qui lui semblait si cruel, savoir le pourquoi de sa destinée.
Souffrance. Oui, son monde se nommait souffrance. Tout autour de lui.
Partout.
Pourtant, quelque chose qu’il ne parvenait pas à nommer venait de s’allumer en lui.
Une étincelle.